Quand la mode passe le luxe demeure

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On entend et lit partout que le luxe a changé. Vraiment ? Les marqueurs du luxe ressemblent pourtant à s’y méprendre à ce qu’ils étaient hier : excellence, exception et émotion. Alors de quels changements parle-t-on ? Et, au fond, c’est quoi le luxe ?

Ce qu’une époque a de mieux à offrir

Si l’on se réfère uniquement à son étymologie latine, « luxus », le luxe pourrait être défini par tout ce qui est décalé, en marge. En réalité, selon notre statut social, notre nationalité, notre philosophie de vie et notre rapport au luxe, sa définition variera fortement d’un individu à un autre.

Certains le consomment pour obtenir une reconnaissance sociale, d’autres pour affirmer un statut ou encore par pur hédonisme. Valeur tangible (objet rare et cher) ou intangible (temps, liberté, espace), le luxe affiche de multiples visages. Concept insaisissable, il désigne tour à tour, un produit, un mode de vie, un concept ou une expérience.

Image credit : Mercedes 260D

Pourrait-on dès lors s’entendre sur l’idée que le luxe se définirait par ce qu’une époque a de mieux à offrir ? Ainsi, il fut un temps où les épices et le sel étaient considérés comme des produits de luxe. Puis ce fut au tour de la voiture lorsqu’elle fit ses premiers tours de roue, mais aussi des vacances, en France, avant les congés payés.

Donner de la valeur à l’inutile

Vieux de 28 000 ans en France, le luxe s’est répandu dans le monde après la Seconde Guerre mondiale. Destiné à une élite qui dominait socialement, il a longtemps été attaché à ce qui était rare et cher, mais dont la nécessité n’était pas absolue. D’où cette expression souvent entendue pour désigner tout ce qui déborde du nécessaire, « C’est du luxe ! », mais aussi la célèbre phrase d’Edmond Rostand dans La Mort de Cyrano de Bergerac : “c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !”.

Christine de Pisan

Revendiquant sa superficialité, le luxe répond donc à cette question : que seraient nos vies sans plaisirs inutiles ? Une réalité qui lui a valu de nombreux ennemis. Déjà au XVe siècle, Christine de Pisan, l’une des premières femmes écrivaines critiquait le prix des étoffes et la futilité d’une telle dépense. Ce à quoi lui répondait 5 siècles plus tard, le créateur Yves Saint-Laurent en affirmant « Je ne suis pas un couturier. Je suis un artisan, un fabricant de bonheur ».

Le luxe ne s’est ainsi jamais caractérisé par sa fonctionnalité. Ce n’est pas le fait de trouver un moyen de transport qui motive l’achat d’une Ferrari. Le luxe donne en revanche cette impression de vivre une expérience que tout le monde ne peut pas avoir, mais dont tout le monde rêve. Ainsi, consommer du luxe, c’est consommer du prestige, du savoir-faire, un caractère unique. Il y a là une dimension hédoniste majeure, un sentiment de s’élever au-dessus du reste du monde. Et même si les marqueurs sociaux existent, le luxe les transcende, aujourd’hui comme hier.

Une nouvelle cartographie du luxe

Le professeur et chercheur à HEC Paris, Jean-Noël Kapferer, auteur du livre « Luxe. Nouveaux challenges, nouveaux challengers », émet l’hypothèse que le véritable problème du luxe aujourd’hui est de défendre l’écart entre le « vrai » luxe et ceux qui veulent lui ressembler.

L’avènement de la société de consommation a donné aux citoyens en quête de confort, la possibilité de posséder autre chose que le strict minimum. Une façon d’acheter plus émotionnelle, dont le luxe s’est emparé.

Chacun d’entre nous veut désormais sa part de rêve. C’est ainsi qu’est née dans les années 1980 aux États-Unis, la notion de « luxe accessible », qui a ouvert la porte à une segmentation extrême : nouveau luxe, ultra-premium, hyper luxe, masstige, opulux, trading-up, luxe mode… Autant de concepts qui contribuent à banaliser le mot et à créer de la confusion dans l’esprit du consommateur, souvent bien incapable de distinguer le « vrai » luxe du « faux ».

Crédit image : Polo Ralph Lauren, campagne Grey Hall spring

Le luxe accessible utilise les marqueurs du luxe traditionnel : matériaux de qualité, coupes soignées, mais pratique des prix plus abordables et opère une distribution industrialisée. Sur ce segment, on trouve des marques pionnières comme Ralph Lauren, Calvin Klein et Tommy Hilfiger, rejointes depuis par Comptoir des Cotonniers, Zadig & Voltaire, Maje ou encore Claudie Pierlot, entre autres. S’inspirant de leurs prestigieuses ainées et revendiquant leur accessibilité, elles invitent les clients à exprimer leur personnalité au travers de leurs produits.

Crédit image : Zadig & Voltaire, campagne automne hiver 2019

Il y a aussi tous les « petits » créateurs, à mi-chemin entre luxe et prêt-à-porter. Des marques confidentielles, au sein desquels les matières, l’attention au détail, le sur-mesure et le savoir-faire artisanal sont glorifiés.

Si parler de démocratisation du luxe est en soi un paradoxe, le luxe accessible constitue aujourd’hui 98 % du marché du luxe.

Michelle Chevalier et Gérald Mazzalovo, Management et Marketing du luxe, Dunod, Paris, 2008

Les 7 critères d’un objet de luxe

Dans leurs travaux de 2012, Barnier Falcy et Valette-Florence spécifient un objet de luxe comme :

  1. Porteur d’émotion, d’esthétique, de plaisir, d’une expérience hédoniste
  2. Qualitatif et fait pour durer
  3. Devant être acquis à un prix bien supérieur à ce que sa fonction seule commanderait
  4. Lié à un héritage, une culture, un savoir-faire, une histoire
  5. Disponible dans peu de points de vente bien sélectionnés
  6. Accompagné de services personnalisés
  7. Un marqueur social donnant au client un intense sentiment de privilège

Le luxe devient à la mode : un comble !

Crédit image : campagne Adidas x Alexander wang

Pour prendre leur part dans ce luxe accessible, les grandes maisons acceptent ponctuellement des collaborations avec des enseignes et/ou marques plus populaires qui souhaitent donner à leurs consommateurs, le temps d’une collection ou d’une édition limitée, l’illusion du luxe : Adidas X Alexander Wang, H&M X Karl Lagerfeld, Monoprix X Maison Château Rouge

Crédit image : campagne H&M x Karl Lagerfeld

Crédit image : campagne monoprix x maison château rouge

Elles se laissent également tenter par le segment premium, créant de nouvelles marques pour s’y installer, à l’image de Valentino avec RedValentino en 2003 ou de Chloé avec See by Chloé en 2002. Dans un article « The rôle of perceived value in vertical brand extensions of luxury and premium brands” publié dans le Journal of Marketing Management, Dall’Olmo Riley Pina et Bravo mettent toutefois en garde ces acteurs, rappelant que cette extension verticale vers le bas rendra les clients d’autant plus attentifs à la catégorie de produits présentés, mais aussi que la différence de prix avec la marque mère ne doit pas être trop importante, afin de maintenir son image luxueuse.

Crédit image : campagne RedValentino 2018 printemps

Crédit image : campagne See by Chloé 2020

Dans cette démarche de « premiumisation », les grands acteurs du luxe ont tous ou presque lancé des lignes de petits accessoires, afin de permettre aux consommateurs de s’offrir leur part de rêve. Ainsi, alors que les montres et sacs Chanel sont considérés comme des objets de luxe, ses lunettes, destinées à la classe moyenne supérieure, distribuées dans des réseaux partenaires à des prix plus abordables, s’apparentent plutôt à des produits premium.

Seulement, dès lors que le luxe devient accessible, peut-il encore s’affirmer comme du luxe ?

À cette question, Bastien Vincent et Kapferer, auteurs de « Luxe oblige » sont formels : « rareté et luxe sont consubstantiels. À partir du moment où le luxe se démocratise, il perd son attribut de rareté, se sépare de son essence et risque de devenir vulgaire ».

Du client à l’invité, du produit à l’expérience

Ceux qui affirment que le luxe a changé l’expliquent notamment par le fait que ses consommateurs recherchent aujourd’hui une expérience avant un produit. Mais cela n’a-t-il pas toujours été le cas depuis que le luxe est luxe ?

Crédit image : LVMH, inauguration Louis Vuitton place Vendôme

Si l’on associe à l’expérience la dimension émotionnelle, alors les marques traditionnelles cochent depuis longtemps toutes les cases ; leurs produits étant conçus dans une démarche hédoniste et sensuelle. En revanche, le passage du luxe moderne au luxe contemporain a fait évoluer la vision des grandes maisons vis-à-vis de leurs clients. Le snobisme dont elles faisaient preuve dans les années 1980 laisse aujourd’hui la place à une approche customer-centric. Dans ce sens, l’expérience apportée exige de dépasser l’excellence et la qualité des biens, pour se positionner sur les notions de bien-être et de satisfaction. Le parcours d’achat devient plus expérientiel et omnicanal. Les boutiques se scénarisent à l’image de l’écrin Louis Vuitton place Vendôme à Paris, ouvert fin 2017 et conçu comme un musée immersif et inspirationnel, avec l’intégration d’une trentaine d’œuvres d’art sur 4 étages.

Crédit image : Paris Capitale

Le client, désormais appelé invité, est accueilli de façon privilégiée. Il est accompagné par un conseiller chargé de lui transmettre l’expérience de la marque. En parallèle, se construit autour de chaque produit un véritable storytelling qui renforce l’impression d’acquérir une pièce d’exception.

Ce déplacement du produit vers l’expérience est confirmé par une étude du Boston Consulting Group de 2021, concluant que le luxe expérientiel — restaurants étoilés, croisières de prestige, séjours touristiques exclusifs — génère aujourd’hui la majorité des revenus de l’industrie du luxe. Le reste provenant des ventes de biens matériels.

Il y a donc nécessité pour le luxe traditionnel à réussir ce passage du produit vers l’expérience. Pour cela, les marques peuvent compter sur un allié de poids : le digital. Au plus fort de la crise de la COVID-19, certaines maisons ont ainsi prolongé le magasin physique sur leur site Internet en mettant en place des rendez-vous virtuels, permettant aux clients d’échanger avec des experts en visio. Gucci a notamment créé des expériences virtuelles personnalisées, avec simulation d’un magasin de luxe et présentation des différents articles à l’écran.

Crédit image : Vogue business

De son côté, le groupe The Four Seasons Hotels and Resorts a multiplié les initiatives digitales l’an dernier. Sur son application mobile, il a, par exemple, intégré un chat permettant de réduire les interactions physiques avec le personnel de ses établissements pour gérer les réservations, les transferts vers les aéroports ou pour commander le service en chambre depuis son téléphone.

Crédit image : Four seasons Hotels

Construire une mythologie enthousiasmante

Crédit image : affiche du film Yves Saint-Laurent

Avec la « démocratisation du luxe », de nouvelles marques tentent de se faire une place au soleil des grandes maisons. Pour cela, elles doivent réussir à leur tour à créer un récit enthousiasmant pour parvenir à s’imposer aux côtés de leurs ainées. En effet, dans ce domaine, ces dernières ont une longueur d’avance. Chanel ou Yves Saint-Laurent, pour ne citer qu’elles, ont su construire une mythologie très forte autour de leur nom et de leur créateur-fondateur, qui leur donnent cette capacité à créer un lien sincère et authentique avec leur client.

Crédit image : affiche du film Coco avant Chanel

Le luxe se caractérise ainsi par un savoir-faire hérité, qui fait le prestige et la réputation d’une marque. Dior comme Hermès et bien d’autres, s’appuient également sur des modèles iconiques, véritables best-sellers permanents. Des figures intemporelles sans cesse remises au goût du jour, qui s’imposent comme des repères indépassables du luxe. Le logo de Louis Vuitton ou le motif Burberry constituent à cet égard des signes de reconnaissance absolus du luxe.

Crédit image : Sac iconique Birkin de Hermès

Sur ce terrain, les maisons de luxe traditionnelles semblent donc mieux armées. Elles ont en revanche leur propre challenge à relever, dont celui de ne pas s’engluer dans leur passé.

Dans ce sens, elles peuvent s’inspirer des jeunes marques, qui embrassent avec aisance les codes de leur époque. En effet, si le luxe se joue des modes, il ne peut s’émanciper de la société dans laquelle il évolue et doit donc tout faire pour s’y inscrire, sans renier son ADN.

Crédit image : campagne Burberry avec son motif iconique (Grailed)

Le luxe ancré dans une société en mouvement

Aujourd’hui, parce que les préoccupations éthiques, la responsabilité sociale et environnementale ou l’inclusivité sont prégnantes dans notre société, le luxe ne peut les ignorer. Les nouvelles marques du secteur l’ont bien compris et séduisent les jeunes générations qui se reconnaissent dans ces valeurs écologiques et sociétales. Le joaillier Courbet s’est ainsi fait un nom en quelques années en communiquant sur ses diamants synthétiques, tandis que La Bouche Rouge avec ses produits naturels lance de nouveaux défis aux marques de cosmétiques traditionnelles.

Crédit image : Courbet (Positive Luxury)

Mais cette notion de responsabilité est-elle vraiment nouvelle ? Le luxe, en réalité, a toujours été durable. La transmission est même au cœur de ses valeurs. Une montre de luxe est conçue pour durer toute une vie et au-delà. Toutefois, cette persistance doit aujourd’hui être poussée un cran plus loin. Le choix et l’origine des matériaux, la fabrication du produit et ses modes de distribution sont obligés d’intégrer pleinement cette dimension RSE. Plus question de délocaliser la production à l’autre bout du monde ou de recourir à des matières premières qui nuisent à l’environnement pour des raisons d’économies ou de design.

Crédit image : La Bouche Rouge

C’est pourquoi, les marques de luxe qui émergent placent la responsabilité au cœur de leur modèle. Elles posent ces nouvelles bases que les acteurs traditionnels embrassent à leur tour pour ne pas se laisser distancer. De la même façon que Prada, Stella McCartney ou Versace renonçaient il y a quelques années à utiliser de la fourrure animale dans leurs créations, toutes communiquent aujourd’hui sur leurs engagements sociaux et environnementaux, avec plus ou moins de succès. Ainsi, Burberry a soulevé l’indignation du grand public en 2018, après avoir brûlé pour plus de 28 millions de livres de produits invendus.

Crédit image : publicité Prada renonce à la fourrure (Journal du luxe)

Statutaire dans les années 1950, clinquant dans les années 1980, plus expérientiel et responsable aujourd’hui, le luxe n’a en réalité jamais changé. Il s’est contenté, comme il l’a toujours fait, de s’adapter aux défis et aux attentes de son époque. Pour cela, il arbitre constamment entre ses 3 principaux curseurs — exception, excellence et émotion —, afin de les positionner de la bonne façon, au bon endroit et au bon moment. Si les codes de consommation du luxe aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier ni de demain, la notion de luxe, elle, en revanche, reste intangible. Une perception qui rejoint la pensée du philosophe Gilles Lipovetsky, lorsqu’il affirme que le luxe n’est, au fond, que « le parfait miroir de notre civilisation ».

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